Comprendre pour mieux préserver : les mantas, des espèces méconnues

Cet article a été rédigé grâce aux travaux de recherche d’Alice Carpentier

Alice Carpentier est chercheuse au sein de l’ORP et co-autrice du premier rapport approfondi sur la répartition et les caractéristiques des raies mantas en Polynésie française. À travers une approche unique, mêlant science participative et observation de long terme, elle nous raconte comment ces créatures majestueuses deviennent les sentinelles d’un océan sous pression.

En Polynésie, les mantas fascinent et impressionnent ceux qui croisent leur route. Elles figurent même aujourd’hui dans le « top five » des espèces préférées des plongeurs. Mais derrière cette aura de grâce et de puissance, un paradoxe demeure : nous ne savons presque rien d’elles. Leur biologie, leurs déplacements, leurs zones de nourrissage ou de repos restent largement inconnus, et les données scientifiques à leur sujet sont encore rares. Cette ignorance limite notre capacité à anticiper les menaces qui pèsent sur elles et à mettre en place des mesures adaptées.

Aujourd'hui, la plupart des Polynésiens ignorent qu'elles subissent directement l'impact des activités humaines et que leur nombre diminue. Leur disparition progressive de sites emblématiques comme Tahiti ou Moorea est un signal d'alarme passé presque inaperçu. C’est dans ce contexte qu’Alice Carpentier concentre son travail , avec l’objectif que ses résultats permettent de mieux veiller sur les mantas dans les lagons, de limiter l’emprise des activités humaines sur leurs habitats clés et de favoriser la mise en place de mesures efficaces pour leur protection.

1. Les grandes oubliées du lagon : un animal méconnu mais essentiel

Longtemps restées dans l’ombre des baleines ou des requins, les raies manta sont pourtant des espèces emblématiques de la Polynésie. Mais leur image demeure floue : peu de données, une faible visibilité médiatique, et une méconnaissance généralisée de leur rôle écologique. Deux espèces de manta sont majoritairement présentes en Polynésie : les raies manta de récif et les raies mants océaniques :

Ces deux espèces sont distinctes par leur taille, leur mode de vie et leurs comportements.

La raie manta de récif privilégie les zones côtières et fréquente assidûment les lagons ainsi que les passes. Elle y retourne régulièrement pour s’alimenter ou profiter des stations de nettoyage, où de petits poissons spécialisés retirent parasites et peaux mortes, contribuant ainsi à sa santé et à son bien-être.  Plus petite que sa cousine océanique, elle est aussi plus fidèle à certains sites.

La raie manta océanique est la plus grande espèce de raie au monde, avec une envergure pouvant atteindre 680 cm . Elle semble passer une grande partie de son temps en pleine mer, loin des récifs.

On estime que ces deux espèces peuvent vivre au moins 40 à 50 ans !

C’est donc sur ces 2 espèces qu’ Alice Carpentier a décidé de concentrer son étude . En effet malgré un rôle crucial dans l'écosystème marin en contribuant à la régulation des populations de plancton, à la santé des zones de nourrissage et au maintien de l'équilibre trophique peu de données existaient.

Un premier état des lieux a été réalisé en 2022-2023 grâce à un financement de la DIREN.

"On a finalement eu plus de questions que de réponses", confie Alice. "On s’est rendu dans plusieurs îles pour collecter à la fois des données et des témoignages. C’est là qu’on a réalisé l’ampleur du travail à mener si l’on veut vraiment comprendre les populations de raies manta en Polynésie."

Ce problème est aggravé par la lenteur de leur reproduction. Contrairement à d’autres poissons, les requins grandissent lentement( oui les raies manta font partie de la famille des requins ! ) atteignent tardivement leur maturité sexuelle et ont peu de petits. Une fois leurs populations décimées, il est très difficile pour elles de se rétablir.

Depuis, le programme a pris une nouvelle ampleur, toujours soutenu par la Direction de l’environnement. Il faut dire que l’enjeu est de taille : les mantas océaniques sont classées "en danger" par l’UICN et les mantas de récifs “vulnérables”, et protégées en catégorie A dans le code de l’environnement polynésien.

Un chiffre saisissant illustre cette urgence : 

Plus d’un tiers des raies identifiées en Polynésie présentent des blessures dues à l’activité humaine (hélices, filets…), soit le 2ème plus haut taux mondial. Il devient urgent de réagir.

Ce constat alarmant met en lumière une vérité plus large : les raies manta, malgré leur importance écologique, restent largement invisibles aux yeux du public. Créer un lien avec les mantas, c’est aussi lutter contre leur oubli. Elles sont tout aussi essentielles que les baleines ou les requins, mais souffrent d’un cruel manque de reconnaissance.



2. Cartographier l’invisible : mieux connaître les raies pour mieux les protéger

Les menaces pesant sur les raies sont multiples : prises accidentelles (palangres, senneurs thoniers), blessures mortelles lors des captures , les chances de survie après la remise à l’eau sont extrêmement faibles. Si la pêche ciblée reste marginale, l’impact cumulé de ces pressions humaines est bien réel et menace la survie de ces espèces.

C’est dans ce contexte préoccupant que s’inscrit le travail d’Alice, qui vise à dresser une cartographie fine des espèces de raies en Polynésie. Mieux connaître où vivent ces animaux, comment ils se déplacent, et quelles zones ils fréquentent, permet non seulement de les protéger plus efficacement — en identifiant les sites sensibles ou à risque — mais aussi de mieux faire comprendre leur présence et leur rôle au grand public

Son étude rassemble des données collectées grâce à de nombreuses plongées, de la photo-identification, des relevés précis… mais surtout un formidable travail collaboratif.

"Impossible pour moi seule de photographier toutes les mantas de Polynésie", souligne Alice .

D’où l’intérêt d’un programme de science participative : depuis la création du programme Mantas de Polynésie, plus de 5 000 photos d’identification ont été collectées grâce à la participation de 350 photographes, plongeurs et prestataires locaux.

La science participative permet à chacun de contribuer à la recherche, en partageant des données utilisables scientifiquement.

"Les mantas sont présentes dans les archipels des Marquises, des Tuamotu et de la Société. Et certains sites comme Maupiti permettent un suivi exceptionnel : 98 % des raies photographiées là-bas ont été revues au moins une fois."

Fiche d’identification

Si toi aussi tu veux participer à l’identification des raies —> envoie tes photos à mantasdepolynesie@gmail.com

Si la manta que tu as photographié est identifié pour la première fois, tu auras la chance de lui donner un prénom.

Aujourd’hui, 1 600 mantas de récif ont été identifiées, dont 1 000 aux Marquises, ainsi que plus de 100 mantas océaniques (66 aux Marquises). Mais les données restent partielles :

“On estime que les Marquises abritent beaucoup plus de raies manta que ce que nous avons été capable d’identifier pour l’instant. Selon des suivis aériens de l’abondance de la mégafaune marine de Polynésie (REMMOA), il est estimé qu’il y a au moins 5 fois plus de raies manta aux Marquises que dans les autres archipels polynésiens” . 

Dès octobre 2025, le programme franchira une nouvelle étape avec le déploiement de balises acoustiques : des puces émettront un signal à chaque passage de manta devant une station fixe. Cela permettra de déterminer précisément les zones de repos et de déplacement.

“On sait très peu de choses sur leurs comportements : dorment-elles dans le lagon ? Que mangent-elles ? Certaines hypothèses locales parlent d’un repos matinal dans une baie au nord de Maupiti, mais rien n’est vérifié.Comparer ces données avec celles d’autres régions (Hawaï, Indonésie) pourrait faire émerger les spécificités polynésiennes.”

Un autre outil complémentaire : la génétique. Des prélèvements permettent de savoir si les individus appartiennent à la même population, ou de distinguer plusieurs sous-groupes vulnérables.

Ce travail pourrait conduire à des décisions de gestion concrètes : régulations de vitesse dans certaines baies, création de zones de repos protégées, ou adaptations des pratiques touristiques. En identifiant les zones de passage, de repos ou de nourrissage, cette connaissance fine de leur habitat permettrait d'éviter les collisions, de limiter les dérangements et de mettre en place des mesures ciblées de conservation. Elle participe aussi àsensibiliser les opérateurs touristiques et le grand public, en donnant de la visibilité à ces géantes discrètes, souvent oubliées des campagnes de préservation.

Mieux connaître ces espèces, c’est leur donner une chance de rester présentes dans nos eaux. Certaines ont déjà disparu de lieux emblématiques comme Tahiti ou Moorea, où elles étaient autrefois plus régulièrement observées. Sans données ni protection renforcée, d'autres sites risquent de suivre le même chemin.

"Les mantas ne sont pas juste belles. Elles sont essentielles à la santé de nos lagons. Et elles ont encore tant de choses à nous apprendre."

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Doit-on avoir peur des requins en Polynésie française ?